Suleiman, « le magnifique »
Suleiman porte bien son nom… il n’a que 31 ans, et c’est un grand homme, par son érudition, sa sagesse et son altruisme.
Suleiman est Syrien, mais il est né au Liban, à Tripoli. Suleiman se sent davantage Syrien ; ses parents, sa culture, son accent, sont syriens. Toute sa famille vit actuellement au Liban, sauf sa sœur qui vit en Syrie.
Il est d’ailleurs parti en Syrie pour commencer ses études de lettres modernes françaises. Il a ensuite poursuivi ses études en France, à Lyon, où il est arrivé en septembre 2010.
En dehors d’un léger accent charmant, Suleiman maîtrise parfaitement la langue française et a une grande connaissance du patrimoine littéraire français. Il a en effet étudié le Théâtre Classique français des XVIIème et XVIIIème siècles, et a obtenu une Licence de Lettres modernes de littérature française en Syrie.
Il nous explique qu’à l’époque où il étudiait, il y avait de très bonnes relations diplomatiques entre la Syrie et la France. Bachar El Hassad avait donc imposé en 2007 le Français en 2èmelangue étrangère obligatoire. Aujourd’hui, le Français n’est plus obligatoire. Les élèves ont le choix : Français, Anglais, Russe, Allemand…. Choisir le Français à l’époque ouvrait des possibilités d’embauche. Suleiman avait déjà étudié le Français au Liban et avait un bon niveau lorsqu’il est arrivé en Syrie pour ses études supérieures.
A Lyon, Suleiman était élève boursier et travaillait. Il était également très impliqué dans la vie étudiante associative et garde de très bons souvenirs de cette période. Puis il est monté à Paris il y a environ trois ans. Il vivait dans le 93, à Noisy-le-Grand, mais comme il nous le précise « Pour un étranger, le 93, c’est Paris, « le Grand Paris » ! ».
Suleiman a d’abord travaillé en France comme lecteur de langue arabe et enseignant de langue arabe pour les élèves de 2èmeet 3èmeannée de Licence. Il est à présent assistant éducateur et assistant pédagogique à Drancy depuis 2018, c’est pourquoi il vient de s’installer à Blanqui. Pour l’instant, cela fait deux mois seulement qu’il vit à Bondy. Il trouve que la ville est bien desservie en transports. Il n’a pas encore beaucoup de contact avec ses voisins en dehors de « Bonjour ! Ça va ? », mais il y a beaucoup de respect entre voisins : il n’y a pas beaucoup de bruit, pas de tapage nocturne. La seule chose qu’il déplore pour l’instant, c’est le manque de propreté à Bondy, le manque d’entretien des locaux à poubelles et l’absence de tri des ordures ménagères, alors que les élèves, eux y sont sensibilisés à l’école.
Suleiman nous parle de son travail d’assistant éducateur et pédagogique à Drancy, qui le passionne (comme tout ce dont il nous parle). En tant qu’assistant éducateur, il assure la surveillance et la sécurité des élèves, il est à leur écoute. En tant qu’assistant pédagogique, il fait des accompagnements spécialisés pour certains lycéens (qui ont entre 15 et 19 ans) afin de les aider à se remettre à niveau, et à acquérir une méthodologie de travail.
Mais, en plus, il anime des ateliers d’expression avec les élèves, parmi lesquels, des ateliers de théâtre.« Le théâtre laisse aux élèves la liberté de s’exprimer ». Il pense aussi que c’est une façon de les sensibiliser plus tôt à l’art et la culture. Il a constaté en effet que les élèves de banlieue bénéficiaient de moins d’activités culturelles, artistiques, pédagogiques que les élèves parisiens. Et en plus de leur donner le goût de l’art théâtral et littéraire, le théâtre est une façon de leur permettre d’exprimer des émotions qu’ils ne s’autorisent pas forcément à exprimer au quotidien : le bonheur, le malheur, la tristesse… «On voit alors d’autres personnalités ; on ne cache plus, on peut montrer ses émotions ».
Enfin, le théâtre est selon lui un excellent exercice permettant aux élèves de se préparer à parler devant un public, ce qui leur servira pour passer leurs épreuves orales, et plus tard pour leurs entretiens d’embauche.
Il nous raconte aussi qu’il anime régulièrement des débats. Là encore, Suleimanévoque la« liberté d’expression »qui ressort de cet exercice, liberté qui lui paraît si précieuse. Le principe est le suivant : un enseignant pose une question aux élèves, et Suleiman tient un rôle de modérateur des débats. « On les laisse parler librement ; ce n’est pas noté, ce n’est pas sanctionné. On parle de politique, de sexualité. On organise ces débats surtout avec les élèves de 1ère, qui connaissent déjà le lycée et n’ont pas le BAC à préparer. Et c’est aussi un bon entraînement pour eux pour le BAC Français ».
De ces débats ressortent une très grande diversité de points de vue des élèves. « Ils viennent avec des habitudes de chez eux, ou de leur pays d’origine ». Par exemple, lors d’un débat sur la famille, l’un des élèves exposait qu’il voulait que sa future épouse reste à la maison, car il estimait que le monde du travail était encore plus difficile pour une femme, et que c’était à l’homme de travailler, « pas à la femme de galérer ».Ils voient leurs pères revenir très fatigués de leur travail, et entendent que les femmes subissent chantage et harcèlement au travail. Evidemment, en général, les filles du lycée s’opposent à ce genre de discours, rétorquant que ce ne serait pas juste(« Je peux faire le même métier que toi !»).
Suleiman nous explique : « Nous, on ne leur impose pas de point de vue, on les laisse débattre en les assistant, en étant modérateurs des débats. »
Parfois, les débats portent sur les casseurs. Pour certains, « Il faut tout casser, car on nous maltraite. Il faut que ça bouge ». Parfois les débats portent sur les relations avec la police. Un élève avait évoqué un « assassinat » dans le 93 qui n’aurait pas eu autant de couverture médiatique qu’il aurait dû avoir. Ils se sentent exclus de la société.
Ces débats leur apprennent à bien argumenter, à défendre leur point de vue. Pour Suleiman, cela peut permettre d’éviter la violence.
Mais Suleiman ne s’arrête pas là ; il travaille également comme traducteur pour des réfugiés. Il est tantôt bénévole, pour des associations, tantôt rémunéré au statut d’auto-entrepreneur. Il est traducteur notamment pour l’aide sociale à l’enfance (ASE), dans les commissariats. Il traduit différends dialectes arabes.
Suleiman voudrait passer des concours nationaux, mais pour cela, il attend d’obtenir la nationalité française qu’il a demandé depuis deux ans. Il veut travailler soit dans l’éducation nationale, soit comme traducteur, pour réfugiés essentiellement.
Et c’est avec la même passion encore que Suleiman nous parle de son second travail de traducteur pour réfugiés. Il nous fait entendre à quel point la traduction appropriée est extrêmement importante pour un réfugié, et qu’elle peut parfois changer le cours d’une vie….
Il tient alors à partager avec nous l’histoire d’une femme soudanaise, dont il a été l’interprète. Elle est musulmane et était tombée amoureuse d’un chrétien. Les chrétiens au Soudan sont une minorité. Elle est tombée enceinte, et sa propre famille a voulu l’égorger. C’est sa mère qui l’a sauvée en la libérant et en lui enjoignant de fuir.
Elle s’est enfuie avec l’homme qu’elle aimait. Ils sont partis très loin de chez elle, dans une grande ville où il y a des cathédrales, et ce sont mariés à l’église. Mais, là où ils vivaient alors, leurs voisins, qui étaient musulmans, ont vu une image de Jésus dans leur appartement et ont su qu’elle était mariée à un catholique. Ils l’ont alors dénoncée à un religieux qui l’a déclarée apostat. Ils ont alors dû fuir à nouveau le Soudan vers la France, avec leurs deux enfants. Ils ont dû passer par la Lybie. Là-bas, la voiture qui transportait son mari a été accidentée, et elle n’a depuis ce jour, jamais réussi à retrouver sa trace. Elle s’est alors retrouvée seule, avec ses deux enfants. Elle a dû rester un an et demi dans un camp, en Lybie, juste pour pouvoir payer un passeur. Elle est tombée en esclavage. Elle vivait dans des conditions inhumaines. Elle travaillait très dur, ne pouvait pas prendre de douche, subissait des abus sexuels. Après avoir traversé cet enfer, elle est arrivée en Europe par l’Italie. Elle n’a pas demandé l’asile là-bas pour pouvoir la demander ensuite en France.
Et c’est là que Suleiman est intervenu. C’est dans le récit de la raison de sa fuite après avoir été déclarée apostat, que le Juge a constaté une incohérence. Or, Cette incohérence portait sur un problème de traduction. Il y a beaucoup de dialectes arabes et la traduction est parfois délicate pour les interprètes qui ne parlent pas forcément le même dialecte, ce qui a été le cas pour la personne qui avait initialement traduit son récit. Suleiman nous explique qu’il n’y a pas assez de budget pour les traducteurs de réfugiés. Souvent, elle se fait par téléphone. C’est un dialogue à trois, peu efficace.
Suleiman avait donc été l’interprète de cette femme soudanaise, pour l’assistante sociale qui essayait d’éclaircir l’incohérence soulevée par le Juge dans son dossier. Lorsqu’ils ont fait le récit de sa déclaration, cette femme la contestait, elle disait « Non, je n’ai pas dit ça ». Et en effet, Suleiman a dû lui poser beaucoup de questions pour s’assurer de ce qu’elle lui racontait (dans un dialecte arabe peu familier) et il a enfin fini par trouver d’où venait l’incohérence. « Des petits problèmes de traduction peuvent changer la vie d’une personne », et Suleiman est heureux d’avoir pu, à sa façon, rendre enfin un peu de justice à cette femme malmenée par la vie.
Il nous raconte aussi l’histoire de cette femme syrienne, qui venait d’arriver en France avec son mari et ses enfants. Il nous explique que le temps d’enregistrement d’un dossier pour pouvoir être pris en charge par un centre d’accueil est de 3 à 4 semaines. En attendant, cette femme n’avait donc guère d’autre choix que d’aller mendier près des mosquées avec ses enfants. Alors qu’elle était près d’une voie publique, des policiers sont venues vers elle. Elle a eu peur qu’ils lui retrient ses enfants avec qui elle était en train de mendier ; elle a alors saisi une bouteille de verre, l’a cassée et s’est menacée de se tuer s’ils lui prenaient ses enfants. Le policier n’a pas compris, bien entendu, ce qu’elle leur criait et pourquoi ce geste. La version du policier était qu’elle les menaçait eux, avec une arme. Il y avait un problème de compréhension là encore…
Suleiman nous disait qu’il ne vivait à Blanqui que depuis deux mois et n’avait pas grand chose à nous raconter ; pourtant il nous en a raconté des choses, et nous en a appris ! Nous lui souhaitons de faire de grandes choses, à la hauteur de sa générosité et de sa passion, et nous souhaitons à beaucoup de lycéens, de réfugiés, ou de gens, disponible à l’écouter, comme nous, de pouvoir croiser sa route, un jour.